La légende veut qu’Hélène Saker, épouse d’Alfred Saker, un missionnaire baptiste alors en service sur les côtes camerounaises, ait inventé cet habit pour couvrir la nudité des femmes chrétiennes. L’idée de Mme Saker était de rendre ces fidèles «présentables» devant Dieu. En réalité, l’invention de ce costume est à situer en rapport avec l’embarras des missionnaires européens, surtout leurs épouses, gênées par la présence des fidèles dont la nudité constituait une source potentielle de tentation pour leurs maris: «[…] les “beautés noires” […] déclenchent les pulsions fantasmatiques du mâle français.» (Mbembé, 2013: 106). Inspiré du style victorien, le Kaba Ngondo était à l’origine une sorte de grand voile, une longue robe à manches, sommairement taillée à même un tissu et assortie d’un couvre-chef. Comportant trois ouvertures qui laissent passer la tête et les bras, il recouvrait entièrement le corps. (fig.1).
(Fig.1) Femmes portant le Kaba Ngondo. Tiré de Masoso ma Nyambe. 2011. «L’histoire du “Kaba Ngondo”». En ligne: http://masoso.unblog.fr/lhistoire-du-kaba-ngondo/
Ce vêtement, qui serait apparu vers les années 1850, servait d’accessoire au culte chrétien. Mais en tant qu’objet d’utilité sociale imposé aux ménagères officiant dans les cours des maîtres européens, le Kaba Ngondo s’est trouvé pris dans une tension médiale oscillant entre le sacré et le profane. Il assurait une double médiation, d’abord entre les fidèles et Dieu, mais aussi entre la société des indigènes (païens) et celle des Européens (chrétiens).
Objet dévot, ce costume n’en constitue pas moins un stigmate né des ambitions «civilisatrices» des colons déterminés à conduire les indigènes à la lumière de l’Évangile. À bien des égards, ce geste qui consiste à vêtir autrui apparait comme un acte de charité; il tiendrait de l’humanisme, l’habit empêchant de violer par le regard le territoire corporel intime de l’autre. Cependant, imposé aux femmes noires par le colonisateur, il ne saurait répondre d’une intention humanisante, mais répond plutôt aux fantasmes des Européens et à leur volonté de se donner bonne conscience. Il sanctionne le corps des «négresses», désormais reconstruit et remodelé au goût de la morale chretienne. (Fig.2)
(Fig.2) Photo prise lors d’un baptême à Bonabela. 01.01.1903-31.12.1907 / Basel Mission Archives
Le Kaba Ngondo est donc à la fois un objet dévot et un facteur d’exclusion et d’aliénation. Instauré en prévention contre l’adultère, il sert à la fois d’espace de séparation et de rencontre entre Blancs et Noirs, le porter étant la condition autorisant ces derniers à approcher leurs maitres blancs. Le facteur d’exclusion se répercute plus fortement sur les communautés indigènes en raison de l’attitude narquoise et condescendante des Bito ba Kaba, les femmes chrétiennes, envers les Bito ba Mukanja, c’est-à-dire les femmes de «petit pagne» ou les païennes. Pour les premières, qui se considèrent «évoluées», cet habit constitue un faire-valoir qui suscite en elles un faux sentiment de supériorité sur le reste des femmes supposées «non évoluées». Ce conflit entre ces deux groupes révèle les enjeux du Kaba Ngondo dans cette communauté où il constitue un signe de prestige. C’est sans doute le regard social porté sur lui, et surtout sa conformité à la décence, qui justifient sa présence dans la célébration du Ngondo, entrainant ainsi son adoption massive par les femmes sawa. (fig.3) En instaurant une hiérarchisation sociale entre colons Blancs, Bito ba Kaba, Bito et ba Mukanja, le Kaba Ngondo affiche le paradoxe caractéristique du masque dès lors qu’il est, dans cette société, à la fois le point de contact mais aussi de séparation entre les différents groupes sociaux, les raprochant ou les séparant les uns des autres, et aussi avec les divinités païennes et chretiennes.
(Fig.3) Femmes en Kaba Ngondo avec imprimés chrétiens (G. Ouambei, N’Djaménam 2019)
Une fois sorti de son cadre initial, le costume subit une désacralisation en deux temps. Détourné du christianisme pour servir le rite païen du Ngondo, il va graduellement subir une seconde profanation par son introduction dans le circuit de la mode et la modernité. Soulignons que dans les années 1940, le Kaba Ngondo était l’habit des femmes de conditions, de la haute classe sociale12, mais il sera plus tard vulgarisé et utilisé dans les travaux de basse classe (ménage, pêche, travaux champêtres, etc.). C’est vers la fin des années 1990 que ce vêtement va connaitre une nouvelle naissance et susciter une grande popularité. L’impulsion est partie du génie créateur des couturiers exerçant dans les marchés locaux. Ces derniers vont transformer ce sac vulgaire en un habit sophistiqué, créant un nouveau modèle13 baptisé le «mini kaba». (Fig.4)
(Fig.4) Jeune fille tchadienne en mini kaba (G. Ouambei, N’Djaména, 2017)
Cette innovation, perçue comme révolutionnaire, a un succès fulgurant. Le vêtement est adopté par les femmes de toutes les couches de la société et intégré dans tous les secteurs de la vie sociale (mariage, baptême, politique, etc.). Victime de sa popularité, le Kaba Ngondo va quitter les sanctuaires pour se transporter dans l’espace public où, très vite, son usage transgressif, surtout chez les jeunes femmes, s’accompagnera d’un rejet du couvre-chef —symbole de piété et de soumission de la femme— qui lui était normalement associé.
(Fig.5) Femmes de la diaspora centrafricaine et tchadienne de Yaoundé en tenue de la Journée Internationale des Femmes (G. Ouambei, Yaoundé, mars 2016).
La généralisation de cette pratique témoigne, chez les femmes, de leur désir et de leur détermination à s’affranchir des contraintes religieuses. Cette attitude contestatrice a beaucoup contribué à la modernisation du Kaba Ngondo car les choix esthétiques sous-tendant sa création se sont imposés aux créateurs par le goût et les exigences d’une clientèle influencée et écartelée entre plusieurs cultures.
Le Kaba Ngondo actuel est un objet éclectique où coexistent des éléments issus de cultures diverses, éloignées dans l’espace. Ses promotteurs procèdent en général par collage, faisant intervenir des accessoires hétéroclites, comme l’écharpe, qui parachève la modernisation du costume. L’objectif des créateurs est de faire du Kaba Ngondo un vêtement universel, une mosaïque culturelle adaptée à tous les milieux, inspirée par une diversité d’accessoires, comme «l’ébasi (modèle) européen, le jupon togolais et l´écharpe igbo du Nigeria» (Ngametche: 307). Ce costume sert donc de trait d’union aux cultures qu’il fait dialoguer par le recyclage de ses matériaux d’emprunt. S’il se matérialise sur le plan technique par l’assemblage des constituants du masque, ce dialogue est expressement prolongé au plan culturel par les travaux des stylistes africains et internationaux. À travers diverses manifestations culturelles14 qui lui donnent une visibilité internationale, des créateurs lancent le Kaba Ngondo à la conquête du monde. Ce sont les efforts conjugués des célèbres stylistes locaux et internationaux, comme Rodrique Tchatcho (fig.6), Ly Dumas, Paco Rabanne, Parfait Behen, Caroline Barla ou encore ceux de la maison de couture néerlandaise Viktor & Rolf (fig.7), qui, en s’appropriant ce costume, en font un objet de dialogue entre les peuples.
(Fig.6) Rodrigue Tchatcho, Le forum des métiers de la mode et du design, défilé 2013, https://sergiomassone.wixsite.com/yaoundemodedesign/dfil-2013
(Fig. 7) «Kaba Cellulaire» repris par la maison de couture néerlandaise Viktor & Rolf en 2015, en collaboration avec le fabriquant de «Wax», Vlisco. https://www.threadandneedles.org/blog/le-wax-et-la-sape/
On peut considérer le recyclage d’accessoires des diverses cultures comme une démarche dialogique, ce qui, évidemment transforme le masque d’origine en un objet créateur de liens. Notons que l’appropriation, puis la réinsertion dans le circuit culturel de cet objet étranger participent de la reconnaissance par l’autre de sa culture, et témoignent d’un dialogue possible avec lui. Ce dialogue est le fruit d’une communication consensuelle, mue par «le désir-imaginant des autres rives du monde». (Chamoiseau: 81). Remarquons en effet que, malgré la désacralisation et ses usages transgressifs, le Kaba Ngondo n’en a pas pour autant perdu son lien avec la dévotion. Aujourd’hui encore, ce costume reste attaché à la célébration du culte chrétien dans de nombreux pays africains. (Fig.8)
(Fig.8) Chorale des femmes chrétiennes de la diaspora tchadienne au Cameroun (G. Ouambei, Yaoundé 2020)
Conclusion
D’objet dévot dedié à la célébration du culte chrétien jusqu’à la transformation du Kaba Ngondo en accessoire de la mode, diverses stratégies d’adoption et de réappropriation de ce masque par les cultures en font un objet de médiation où se reconnait la nécessité de l’ouverture à l’universel. Tenir compte des différences, des manières d’être et de vivre dans la tolérance et le respect mutuel constitue le défi fondamental des sociétés contemporaines. Véritable réceptacle des cultures, le Kaba Ngondo propose un modèle d’être-au-monde conçu depuis l’Afrique. C’est dans la pleine conscience métissée du monde et la nécessité de se décloisonner par l’ouverture volontaire à l’autre, que se construit l’expérience africaine autour de ce médium conçu pourtant au départ comme un masque pour le corps des femmes.
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