Leur histoire a tout de la saga hollywoodienne. Pendant des années, les descendants du milliardaire se sont déchirés pour un héritage colossal dont ils ne connaissent même pas le montant. Aujourd’hui, ils se disent prêts à tourner la page.
Immaculée, la pièce à vivre joue la carte de la convivialité élégante et pratique. Immobile derrière un grand bureau, le maître des lieux scrute le visiteur et prévient : « Je ne serre pas les mains. » Les siennes sont atrophiées – la faute à une myopathie diagnostiquée depuis plusieurs décennies. Nous sommes à Grenoble, chez Gaston Soppo Priso, l’un des sept héritiers du milliardaire Paul Soppo Priso, décédé en 1996. Comme ses frères et sœurs, il est au cœur de l’une des affaires de succession les plus complexes des annales judiciaires camerounaises, l’une des plus passionnantes aussi. Elle réunit tous les ingrédients d’un feuilleton hollywoodien : l’argent, les femmes, les enfants issus de plusieurs lits, les amours, les déchirements, les trahisons et les frustrations.
Gaston, 69 ans, est combatif et volubile. Il est le seul membre de la fratrie à avoir accepté d’être cité. « On a voulu spolier ma mère, qui était la seule épouse légitime de Paul Soppo Priso, clame-t-il. Mais les choses bougent enfin, et la Cour suprême devrait bientôt officialiser son rejet de la proposition de liquidation-partage faite par les administrateurs. »
Ce qui est en jeu, c’est la répartition de plusieurs dizaines de biens immobiliers à l’étranger et au Cameroun (au moins une centaine sur le seul territoire national, selon un ex-directeur financier de Paul Soppo Priso), une dizaine d’entreprises, dont la première clinique privée du pays, et des actions dans nombre de sociétés. Le montant de la fortune de Paul Soppo Priso ? Sans doute plusieurs centaines de milliards de francs CFA, mais nul n’est parvenu à l’évaluer avec précision. Pas même les hommes de loi chargés de démêler l’écheveau, que certains se sont appliqués à emmêler encore un peu plus. Parfois dans leur propre intérêt.
Une histoire familiale
L’histoire remonte à 1940. Paul Soppo Priso n’a pas encore pris la présidence de l’Assemblée territoriale (il sera le premier autochtone à occuper ce poste, de 1953 à 1957). Il n’est pas encore une figure du nationalisme camerounais. Surtout, il n’a pas encore bâti un empire. Paul Soppo Priso divorce de sa première femme, Henriette Ndoumbè Toto, et, un an plus tard, en 1941, épouse Lisette Youtta Eteki, dont il a déjà eu un enfant, Jean-Paul. Deux filles suivront : Laurette (qui fut un temps mariée à William Eteki Mboumoua, un ancien secrétaire général de l’OUA) et Violette.
Survient alors un retour de flamme pour la première épouse, qui donne naissance, en 1946, à Gaston. Grand séducteur, Paul Soppo Priso aura trois autres enfants : Hervé, né de sa relation avec Ruth Sepou, puis Chantal et Serge, avec Kedi Mandenguè. Soit sept enfants au total. Des proches assurent que, malgré cette situation peu lisible, le patriarche parvient à maintenir une parfaite cohésion familiale.
Celle-ci volera en éclats quinze jours à peine après ses obsèques. Responsable, la première épouse, qui intente une action en justice pour obtenir la nullité du mariage entre Soppo Priso et sa seconde épouse. Peu lui importe que ceux-ci aient partagé près de soixante années de vie commune. Henriette Ndoumbè Toto se pose en unique veuve. Elle affirme que son union avec l’entrepreneur n’a jamais été légalement dissoute, passant un peu vite sur le fait qu’elle s’est elle-même remariée. De surenchères en surenchères, d’autres « veuves » se manifestent, sans oublier les seize neveux et nièces du patriarche, qui réclament eux aussi leur part.
Le protocole d’accord, source de conflits
En 2000, bon gré mal gré, plusieurs membres de la famille concluent un protocole d’accord homologué par un tribunal. Censé liquider la succession, il prévoit d’allouer une compensation de 300 millions de F CFA à la première épouse si elle renonce à se prévaloir de la qualité de veuve. Il propose aussi le partage à parts égales des biens de Soppo Priso entre tous ses enfants, conformément au testament du défunt. Mais Gaston ne veut pas en entendre parler. Il doute de l’authenticité du document, rappelant avec un ton lourd de sous-entendus que ses frères et sœurs (« des enfants adultérins », affirme-t-il, en les mettant au défi de produire le jugement de divorce de ses parents) ont le bras long. La fille de son frère Jean-Paul n’a-t-elle pas épousé Ganiou Soglo, le cadet de l’ancien président béninois Nicéphore Soglo ?
En 2000 donc, tous les enfants signent le protocole d’accord, hormis Gaston. Il a trente jours pour faire appel. Il ne se manifestera que soixante et un jours plus tard. Lui jure n’avoir jamais reçu notification de la décision.
En 2003, la justice tranche et décide que Lisette Youtta Eteki, la seconde épouse, est l’unique veuve. Une victoire qu’elle ne savourera pas longtemps : elle meurt quelques semaines plus tard, précédant la mère de Gaston de quelques mois. Face aux désaccords persistants, le tribunal nomme d’abord un notaire chargé de procéder à la liquidation-partage, en vain. Quatre collèges d’administrateurs judiciaires se succéderont, sans plus de succès. Surtout, ils se muent en gestionnaires des biens, sans jamais rendre de comptes : aucun audit de la fortune de Soppo Priso n’a jamais été effectué, ni avant leur arrivée, ni pendant leur mission, ni après leur départ.
Théoriquement, le dernier collège d’administrateurs a achevé sa mission depuis novembre 2011. Mais il continue à envoyer des lettres de relance aux locataires qui rechignent à s’acquitter de leurs loyers. « Afin que les biens de la succession ne tombent pas en déshérence », jure-t-il.
La famille ignore le montant total de ses honoraires, qui correspond à un pourcentage des revenus locatifs. C’est le président du tribunal qui veille à ce qu’il soit payé. Un administrateur de société a également été recruté : la fratrie le soupçonne d’avoir fait virer 500 millions de F CFA sur un compte à l’étranger alors qu’il n’aurait jamais travaillé. Une véritable guerre les oppose maintenant, l’un et l’autre camp s’accusant de détournements.
Un juriste de la place, familier de l’affaire, affirme que le système judiciaire camerounais a permis « un hold-up » sur l’héritage des Soppo. Selon lui, retrouver dans Douala les demeures de certains des notaires ou des magistrats impliqués dans ladite succession est très révélateur : « Un ancien juge a eu comme projet l’achat d’un immeuble à 1 milliard de francs. Si la transaction n’a pas pu se faire, c’est parce que le vendeur insistait sur la présence d’un avocat. » La famille a plusieurs fois porté plainte, notamment contre les administrateurs, mais en vain. « Ce qu’il faudrait, soutient notre interlocuteur, c’est une opération mains propres dans les palais de justice ! »
L’indifférence des autorités
Dans un pays où les considérations tribales entrent toujours en ligne de compte, certains se sont émus de l’apparente indifférence du ministre de la Justice, Laurent Esso – un Douala, comme les Soppo Priso. Contactée, la chancellerie n’a pas souhaité s’exprimer. La famille, elle, se dit otage d’une justice aux allures de toile d’araignée inextricable. Lisette Soppo Priso avait bien rencontré le chef de l’État ; Paul Biya lui avait assuré que, compte tenu de la personnalité du défunt et des liens d’amitié qui les unissaient tous les deux, il donnerait des instructions afin que le dossier soit réglé. Mais il ne s’est rien passé.
Les enfants de Paul Soppo Priso, qui fut aussi un intime de l’ancien président dahoméen Émile Derlin Zinsou, n’ont plus eu la main sur leur héritage. Ils souffrent d’être perçus comme des enfants gâtés, qui s’entre-déchirent pour avoir la plus grosse part, quand ils sont surtout coupables de s’être alignés sur les positions de leurs mères respectives.
Aujourd’hui, ils se prennent parfois à reprocher à leur père son culte du secret. Longtemps, ils ont redouté de devoir léguer à leurs propres enfants un conflit dont ils ne connaissent pas les tenants et les aboutissants, et dont ils ne mesurent pas la charge émotionnelle. Hormis Gaston, qui fait bande à part, ils disent ne plus être en guerre. Ils se voient, se parlent. Les petits-enfants ont même déjà des projets pour l’après-marathon judiciaire.
LA JUSTICE TRANCHE ET DÉCIDE QUE LISETTE YOUTTA ETEKI, LA SECONDE ÉPOUSE, EST L’UNIQUE VEUVE. UNE VICTOIRE QU’ELLE NE SAVOURERA PAS LONGTEMPS : ELLE MEURT QUELQUES SEMAINES PLUS TARD
UN ADMINISTRATEUR DE SOCIÉTÉ A ÉGALEMENT ÉTÉ RECRUTÉ : LA FRATRIE LE SOUPÇONNE D’AVOIR FAIT VIRER 500 MILLIONS DE F CFA SUR UN COMPTE À L’ÉTRANGER.
Par Clarisse Juompan-Yakam
Jeune Afrique
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